Le Jean Moulin en mission Corymbe

Par le capitaine de frégate Luthaud, commandant l'aviso Jean Moulin
(d'après Armées d'aujourd'hui n°233, septembre 1998)

Déployé depuis plus de trois mois dans le golfe de guinée dans le cadre des missions "Corymbe", l'aviso Jean Moulin s'apprête à mettre le cap sur Brest. C'est oublier que dans cette zone troublée, tout peut arriver...

La veille de notre appareillage de Lomé, un coup d'état en Sierra Leone a chassé le président qui s'est réfugié en Guinée-Conakry avec son gouvernement. La situation à Freetown, capitale de la Sierra Leone, est confuse et la sécurité des ressortissants étrangers gravement menacée. Nous sommes donc en route vers Dakar lorsque je reçois directement un appel du centre opérationnel de Brest me demandant de me dérouter vers la Sierra Leone et de me tenir prêt à toute intervention. Une sorte de mini-cellule de crise est aussitôt réunie à bord. Avec l'officier en second et l'officier opérations, nous envisageons les différentes possibilités d'action, la mission la plus probable étant de mener une opération d'évacuation de ressortissants.

Tout en restant vigilant sur la consommation de gazole, car nous ne savons pas combien de temps cette opération peut durer, j'augmente la vitesse pour être devant la Sierra Leone le plus tôt possible. Par une diffusion générale, j'ai informé l'équipage des changements dans notre programme et, dès lors, les conversations dans les coursives deviennent plus feutrées, plus sérieuses, mais non moins enthousistes.

A l'arrivée sur zone, ma première préocupation est d'établir des liaisons avec les interlocuteurs que nous pouvons avoir : l'ambassade de France en Guinée (car celle de Freetown a été fermée quelques mois auparavant), un ressortissant français à terre disposant d'un émetteur récepteur VHF, et un peu plus tard, un bâtiment de la marine américaine l'USS Keasarge, arrivé sur zone lui aussi. Le dispositif se met en place, et pendant que des négociations diplomatiques s'efforcent de calmer la situation, chacun, sur le Jean Moulin, se prépare à l'intervention.

Nous sommes au large de Freetown depuis le 24 heures et la situation à terre continue à se dégrader. Je suis maintenant en contact permanent avec le centre opérationnel interarmées à Paris, qui a pris le commandement opérationnel du Jean Moulin. Je sens, à travers cette évolution, qu'une intervention est imminente, d'autant que le bâtiment américain a débuté une opération lourde d'évacuation. Il laissera néanmoins bon nombre de candidats au départ en Sierra Leone et le Jean Moulin est sollicité après une intervention conjointe de l'ambassadeur de France en Guinée et du Haut Commissaire britannique en Sierra Leone.

A 13h30, je recois par téléphone chiffré l'ordre d'intervenir pour évacuer les ressortissants français et européens restant à Freetown. Depuis deux jours, tous les efforts de l'équipage ont été tendus vers cette action, des répétitions ont été organisées par l'officier en second, le premier maître fusilier du bord (le "bidel") a répété sans cesse les consignes au personnel de la brigade de protection, le médecin et l'infirmier se sont préparés à toute éventualité. A bord, c'est une sorte de soulagement : l'action enfin.

Je mesure les difficultés qui nous attendent au moment où je donne l'ordre de prendre toutes les dispositions pour l'opération d'évacuation. Si je sens l'équipage prêt à donner le meilleur de lui-même, je sais aussi que nous faisons là quelque chose d'exceptionnel : c'est en effet la première fois qu'un aviso est impliqué seul, sans aucun concours extérieur, dans une opération de ce type. J'ai fait disposer toute l'artillerie du bord (mitrailleuse de 12.7mm, canons de 20mm et canon de 100mm) prête à tirer en légitime défense et à appuyer un éventuel repli de l'équipe à terre si les choses tournaient mal. Tandis que nous pénétrons dans les eaux territoriales sierra-léonaise, je pense en particulier à la brigade de protection qui sera chargée de reconnaître et de sécuriser le site d'embarquement des ressortissants. Formée de personnel de toutes les spécialités, manoeuvriers, détecteurs, mécaniciens, timoniers, etc..., elle sera en "première ligne" et au moment où les deux zodiacs dans lesquels elle embarque s'approchent de la plage, le plus grand silence règne à la passerelle pour percevoir le bruit éventuel d'une arme automatique. Ces minutes auront été pour moi les plus longues.

Heureusement, le contrôle du point d'embarquement des ressortissants se fait en douceur et à 15h00, la noria des zodiacs conduisant les réfugiés à bord peut commencer. L'officier en second, à terre, me rend compte en permanence de la situation, et notamment du nombre croissant de candidats au départ. Malgré parfois l'absence de pièce d'identité, j'essaie de limiter les "drames en faisant embarquer les familles groupées. La joie qui se lit sur les visages à leur arrivée à bord nous fait chaud au coeur. Ils sont immédiatement pris en charge par des équipes du bord et installés, avec ce qu'ils ont pu emporter, le plus confortablement possible. Jusqu'à la tombée de la nuit, les trois zodiacs vont oeuvrer pour ramener finalement à bord 261 personnes de 18 nationalités différentes et dont les âges s'étalent de 4 jours à 91 ans! Le désengagement de l'équipe à terre s'est parfaitement déroulé et nous faisons route vers Conakry où les autorités françaises avec lesquelles j'étais en contact ont organisé l'accueil des ressortissants évacués.

La tension perceptible durant l'évacuation proprement dite, est un peu retombée, mais je dois veiller à ce que personne ne se relâche. En effet, les 100 membres d'équipage partagent avec moi la responsabilité d'acheminer à bon port nos 261 passagers. Il s'agit de les réconforter, de les alimenter et de les soigner. Il faut également éviter tout accident. J'ai décidé de limiter la durée du trajet mais il fait maintenant nuit et bon nombres de ressortissants n'ont pu être installé à l'intérieur. En quelques minutes, une nouvelle organisation se met en place à bord et tout le personnel disponible va s'investir dans ces tâches. Celui-là, qui avait passé l'après-midi derrière le canon de 20mm, va consacrer sa soirée à distribuer eau et nourriture, tel autre encore, patron de zodiac, va prêter assistance à l'infirmier.

La capacité formidable du groupe au service de la mission représente l'aboutissement de tous ces exercices, de toutes ces journées à la mer, parfois trés pénible par mauvais temps sur un bâtiment de cette taille. J'ai vraiment à vet instant le sentiment de commander, non pas des hommes, mais un Equipage et, la fierté que j'éprouve à les voir se dépasser ainsi s'ajoute à la satisfaction du succès de notre opération.

22h30 : encore un effort avec l'accostage à Conakry, manoeuvre toujours délicate de nuit. Chacun retrouve ces gestes professionnels. Nous pouvons procéder au débarquement de nos passagers dont le dernier quittera le bord vers 02h00 du matin. Nous n'avons malheureuseement pas évacué tous ceux qui le souhaitaient, aussi repartons nous devant Freetown où, deux jours plus tard, nous participerons à une seconde évacuation en compagnie de la frégate de surveillance Germinal arrivée pour nous relever sur zone.

 


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