L'armement et les essais du Redoutable

(Cols Bleus n°2139 28/09/91 - AL (2S) Bernard Louzeau, 1er commandant du Redoutable - Emergence n°38 mai 1997)

L'armement et les essais du Redoutable durèrent fort longtemps et ceci n'avait pas échappé à la perspicacité du commissaire San Antonio. Dans un de ses ouvrages paru en 1969, il n'hésitait pas à comparer la durée d'une situation désagréable dans laquelle il se trouvait et qui lui paraissait interminable à celle de l'armement du Redoutable. Pouvait-il en être autrement pour un sous-marin prototype d'une taille inhabituelle, sur lequel on innovait complètement avec la propulsion nucléaire, la navigation à inertie, les missiles stratégiques sans parler de l'existence de deux équipages?

Le bouton du Général
C'est en appuyant sur un bouton vert, le 29 murs 1967, que le général de Gaulle a ordonné le lancement du Redoutable. La scène s'est passée, il y a trente uns et depuis ce jour un mystère plane autour de la disparition de ce bouton. Après la cérémonie quelqu'un l'a subtilisé... et ce n'est pas le général !
André Germoin, ICITA en retraite et chef de l'atelier Electricité en 1961, a bien voulu conter à la rédaction d'Emergence (Ndrl : Journal interne DCN), l'histoire de ce bouton si convoité. "Lorsque qu'un Président de la République se déplace, rien ne se fait sans l'accord du protocole élyséen". Le général étant myope, il est conseillé que ce bouton soit de grande dimension. La couleur rouge étant exclue pour raison évidente de sensibilité politique, le bouton sera donc vert, couleur des boutons de démarrage des moteurs. "Un prototype est commandé au Service "Plastiques" du CETSM (futur CETEC) et après accord, une série de trois boutons identiques est fabriquée". Peu avant la cérémonie, André Germain visse le bouton sur le pupitre de lancement, .. après l'avoir identifié par une croix tracée au dos.
Le Redoutable lancé, la cale se vide de son public. Il remplace, par prudence, le bouton à présent consacré par le général, par le sosie n°2. Ce qu'il prévoyait arrive et le jour même le bouton disparaît. "Qu'importe! après tout ce n'est pas le bon", mois il se garde bien de le dire. Quelques mois plus tard, revenant d'une mission à Paris, un chef de section lui déclare avoir vu exposé dons le bureau d'un haut personnage de la recherche scientifique le fameux bouton. C'était donc lui, l'aficionados du général qui s'était emparé de ce précieux souvenir ! Indigné, un Ingénieur en Chef, informé du fait, se propose de récupérer le souvenir cherbourgeois. Malicieusement, André Germain lui confie le sosie n°3, afin d'opérer une substitution lors d'une prochaine mission. Il semble que cela fut fait. Mais peu importe le sort de ces deux copies, puisque le vrai c'est André Germain qui le possède toujours.
Par une belle matinée de printemps, le 29 mars 1967, la présence du général de Gaulle à la cérémonie de lancement montre clairement aux Français, mais aussi
d u monde entier, que notre pays s'engage alors avec résolution dans un programme capital pour l'affirmation de son indépendance. Le pouvoir politique suit du reste avec grande attention la naissance et les premiers pas de cette composante sous-marine des forces nucléaires, décidée cinq ans plus tôt et qui représente un pari audacieux à gagner.
Au lancement, la coque est en grande partie vide. Dans la forme du Homet, spécialement aménagée, les travaux de montage se poursuivent activement en particulier ceux des tubes lance-missiles, du câblage électrique, des installations de propulsion et de sécurité-plongée.

Construction et essais du sous-marin

Le Redoutable prend armement pour essais. Les turbo-alternateurs et l'usine électrique sont parmi les premières installations à être mises en route, en utilisant de la vapeur saturée semblable à celle de la chaufferie nucléaire et fournie par une chaudière montée sur le quai et provenant de l'ancienne Jeanne d'Arc.
Au début de l'année 1969, on procède au chargement du coeur du réacteur qui diverge pour la première fois le 26 février, au cours de la nuit afin d'être plus au calme. C'est un moment émouvant qui vaut bien qu'on débouche quelques bouteilles de champagne. Huit jours plus tard, Le Redoutable produit son électricité de manière autonome. L'énergie nucléaire est maintenant présente à bord et elle doit faire l'objet d'une surveillance permanente et attentive, ce qui va changer la mentalité et le comportement de chacun.

Les essais et les mises au point des autres installations se poursuivent sans relâche. Durant cette période où se mélangent achèvement du sous-marin et essais, l'organisation de ces derniers devient un véritable casse-tête chinois et il faut reprendre les programmes tous les jours. Excellente épreuve pour les nerfs et très bonne école de patience Assurer la sécurité est aussi une préoccupation majeure, voire une hantise. Les risques du chantier, surtout face aux incendies, augmentent sérieusement : la coque se remplit, les circuits électriques sont mis sous tension, les travaux atteignent un niveau intense et plus on va vers l'achèvement, plus les conséquences d'un sinistre peuvent être catastrophiques.
De plus, on a affaire à un gros chantier en période de pointe il y a 350 ouvriers - très encombré et ne possédant que très peu d'issues. Heureusement, trente marins du contingent sont mis a disposition pour renforcer les équipes de sécurité et ils remplissent leur tâche ingrate de pompiers avec zèle et abnégation.

Dans la deuxième quinzaine de mai, Le Redoutable est enfin tiré hors de sa forme; amarré à la jetée du Homet, il effectue ses essais au point fixe. Une seule émotion : à la fin d'un essai, l'appareil de distribution de vapeur fait des siennes, s'ouvre en grand en marche AR et refuse de revenir à Stop. Le sang-froid de l'ingénieur de quart évite la catastrophe. Après une plongée statique dans l'anse du Becquet, le 25 juin, Le Redoutable fait sa première plongée en route libre, le 2 juillet, au-dessus de la fosse d'Aurigny, seul endroit en Manche compatible pour la sécurité en plongée avec la longueur du sous-marin. Toute l'organisation Coelacanthe est à bord et le poste central navigation opérations (PCNO) n'a jamais compté autant d'officiers et d'ingénieurs généraux. La présentation aux essais de recette est prononcée à l'issue de cette sortie.
Quelques jours d'essais en surface en baie de Seine précèdent le départ pour l'Atlantique. Les essais en plongée qui commencent ne vont intéresser que le sous-marin proprement dit ; le système d'arme n'est pas encore monté et la tranche missiles, vide de ses armoires électroniques, est transformée en dortoir pour les nombreux ingénieurs et techniciens. Les essais de propulsion et de pilotage se font pas à pas afin de vérifier que dans chaque plage de vitesses les réactions du sous-marin sont conformes à ce qu'on attend Le Redoutable se révèle très sûr et très manoeuvrant.
En outre sont effectués les essais de toutes les installations de sécurité-plongée, des tubes lance-missiles avec lancement en plongée de maquettes de missiles, des équipements de détection et des tubes lance-torpilles. De nombreuses mesures de bruit viennent compléter ces essais. Mis à part l'émoi causé par la rupture d'un flexible d'alimentation de vapeur, cette première campagne d'essais se déroule d'une manière très satisfaisante. Elle se termine le 8 novembre par une plongée de dix jours, qualifiée de "longue durée".

De novembre 1969 à septembre 1970, Le Redoutable séjourne de nouveau dans la forme du Homet pour la période dite des "démontages après essais". En fait, outre les démontages classiques opérés lors d'un armement, on procède à l'installation du système d'arme missiles et on effectue quelques modifications rendues nécessaires à la suite de l'expérience des premières sorties à la mer. Ceci explique la durée particulièrement longue de cette phase qui, venant après l'euphorie des premiers mois de navigation, paraît bien austère.

Après quelques sorties en surface et une nouvelle plongée statique, Le Redoutable quitte son port natal le 25 septembre 1970 et va opérer en Atlantique à partir de la base de l'île Longue, maintenant en état de l'accueillir. Pendant les mois qui suivent, son activité est consacrée essentiellement aux essais du système d'armes avec de nombreuses sorties pour valider les programmes, évaluer les performances des centrales inertielles de navigation, se rendre au Centre d'essais des Landes afin de préparer les lancements de missiles. La recette du système d'armes s'achève par les lancements réussis de deux missiles d'exercice les 29 mai et 26 juin 1971.

Tout au long de cette période, l'équipage d'armement est constitué par un effectif équivalent aux deux futurs équipages. La gestion de cette masse de personnel est délicate car l'activité des essais n'a rien à voir avec la régularité des futures patrouilles et il faut faire participer aux sorties tout le personnel d'une manière aussi équilibrée que possible à chaque appareillage, je dois m'habituer à voir beaucoup de têtes changer. Finalement à l'issue des tirs de missiles la partition en deux équipages, bleu et rouge, est faite. Je prends le commandement de l'équipage bleu tandis que le CF Bisson prend celui du rouge. Chaque équipage va maintenant avoir une existence indépendante. Avec l'équipage bleu, Le Redoutable appareille le 7 juillet pour la " traversée de longue durée ". J'ai conscience que cette sortie de quarante-trois jours est en quelque sorte une pré-patrouille car, pour la première fois, Le Redoutable quitte seul les eaux du golfe de Gascogne pour aller reconnaître les zones où il opérera. Après une relève d'équipage, la première du genre, l'équipage rouge à son tour effectue en novembre une croisière d'endurance d'une trentaine de jours.

L'admission au service actif est prononcée le 1er décembre 1971 et l'équipage bleu reprend en charge le sous-marin. Le cycle des patrouilles opérationnelles peut débuter mais il reste à préparer le départ pour la première avec l'opération importante et délicate de l'embarquement des seize missiles. Le chargement terminé, on perçoit un net changement dans les esprits : chacun, à son niveau, sait que tout ce pour quoi il s'est préparé et entraîné depuis des mois est maintenant devenu réalité.

C'est enfin le grand jour. Une heure avant l'appareillage, le 28 janvier 1972, le général Maurin, chef d'état-major des Armées et l'amiral Storelli, chef d'état-major de la Marine, viennent à bord pour rappeler l'importance attachée par le Gouvernement à cette mission et nous souhaiter bonne chance. La première patrouille de SNLE commence. Elle sera suivie par beaucoup d'autres.


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