Vagues scélérates : Les trois Glorieuses

Evénement avant-coureur : la perte de l'hélice tribord

Au cours de la campagne 1962-1963, le croiseur Jeanne d'Arc perd l'hélice tribord du fait de la rupture de l'arbre porte-hélice, une des parties de la ligne d'arbres. Le bâtiment fait donc route arrière vers Balboa (Panama) pour tenter de réparer, renonçant au programme initial de la campagne.

Communication du commandant en second, le capitaine de frégate Frédéric Moreau le 11 décembre 1962 :

« Le commandant m'a chargé de faire, à l'intention de tous, le point de la situation à la présente date. Nous allons passer au bassin à Balboa (Panama) pour examiner la partie restante de la ligne d'arbres, et déterminer quel est le minimum de travail absolument nécessaire. D'autre part, la D.C.A.N. de Brest prépare activement l'envoi d'une hélice. Enfin, l'US Navy accepterait d'entreprendre l'usinage d'un tronçon de ligne d'arbres. Il est donc encore prématuré d'évaluer la durée totale de la réparation, d'autant plus que plusieurs solutions sont à l'étude. Mais une chose est certaine : tous les services concernés, aussi bien à Paris, qu'à Brest, Washington et Balboa, s'ingénient actuellement à réduire au maximum les délais de notre indisponibilité afin que notre campagne soit perturbée le moins possible. L'incident survenu ne revêt plus aucun caractère secret, et vient de faire l'objet d'un communiqué à la presse française. Vous pourrez donc y faire allusion dans votre correspondance privée. Toutefois, il serait mal venu (et, aussi un peu ridicule…) de noircir le tableau, consciemment ou non, et d'alarmer inutilement vos familles. »

La réparation ne se fera finalement pas à Balboa, et le bâtiment, toujours accompagné de l'aviso-escorteur Victor Schoelcher, reprend sa route, se dirigeant directement vers Tokyo. Il sera ainsi propulsé par une seule hélice jusqu'à l'escale de Hong-Kong.

Et soudain, le 4 février 1963...

Faisant ainsi route vers le Japon, avec un seul moyen propulsif, et toujours accompagné du Victor Schoelcher, la Jeanne d'Arc va rencontrer ce qu'aujourd'hui, on étudie et repère par satellite, sous le nom de « vagues scélérates ».

1. Situation

Position du bâtiment à 09h45 K : à 430 nautiques environ dans le Sud-Est de Tokyo (Point approximatif obtenu par Loran : Latitude : 31°40'N ; Longitude : 146°50'E)
- Temps : très gros temps d'Ouest.
- Vent : Ouest, force 5 à 6 (vitesse de 30 à 40 Nœuds)
- Mer : force 7, houle d'Ouest, creux de 7 à 8 mètres.
- Route : bâtiment à la Cape Tribord amures reçoit la houle par deux quarts tribord, cap ordonné : 245° à 250° (l'homme de barre éprouvant les plus grandes difficultés à corriger les embardées)
Vitesse :
- Allure de la machine bâbord : 130t/min (le bâtiment n'a plus sa ligne d'arbres tribord) ;
- Vitesse estimée sur le fond : 4 nœuds.

2. Description de l'événement et de la manœuvre effectuée :

Vers 09h47, on aperçoit, droit devant, de grosses lames déferlantes à un demi-nautique environ, juste derrière une zone de calme relatif (4 à 5 mètres de creux).
Le commandant ordonne aussitôt « A gauche 25 », afin de présenter le bâtiment dans une meilleure position et protéger l'hélice. La Jeanne abat d'une quinzaine de degrés, ce qui lui permet de prendre la première lame par environ deux quarts tribord. La hauteur de cette lame a été évaluée à une quinzaine de mètres.

Elle soulève le bâtiment en précipitant son abattée sur la gauche, de telle sorte qu'il retombe dans le creux avec une pointe accusée (15° environ) et en se couchant fortement sur bâbord (la gîte est estimée à 30°) puis effectue une abattée supplémentaire d'environ vingt degrés. Pour contrarier cette tendance, et ne pas tomber plus en travers des lames suivantes, le commandant ordonne « Zéro la barre », puis « A droite 25 ».

Dans l'intervalle d'environ cent mètres qui sépare la deuxième lame de la première, la Jeanne a le temps de revenir à peu près dans ses lignes d'eau, mais elle est aussitôt couchée à nouveau sur bâbord par la deuxième lame, jusqu'à prendre une gîte d'environ trente-cinq degrés (l'inclinomètre du PC Sécurité vient sur sa butée à trente degrés pendant que le bâtiment poursuit son mouvement de roulis).

Au cours du franchissement de ces deux lames, la plage avant et la plage arrière sont successivement submergées ; la mer recouvre les passavants du 1er pont, l'eau atteignant, au moment du roulis extrême, le haut des cloisons. Le factionnaire des bouées SILAS qui sont fixées à hauteur du 2ème pont voit les bouées flotter ; un des flotteurs de la bouée tribord est arraché.

La troisième lame est franchie dans les mêmes conditions, mais avec des mouvements moins amples, sa hauteur étant légèrement inférieure à celle des deux premières.


Plage avant du croiseur Jeanne d'Arc.

La durée totale du franchissement des trois lames a été de 30 secondes au maximum. La manœuvre effectuée a permis d'éviter que le bâtiment ne prenne les lames debout, ce qui aurait risqué de provoquer des avaries sérieuses à la passerelle et aux ponts supérieurs, et, d'autre part, de soumettre la coque à des efforts extrêmement importants, notamment si le bâtiment s'était trouvé " à cheval " sur l'une des crêtes de lames.

Bien au contraire, le bâtiment a frayé son chemin en se roulant sur chacun des obstacles, en se coulant dans les creux sans jamais tosser, sans subir le moindre coup de bélier.
Aussi les dégâts subis ont-ils été mineurs, tant en ce qui concerne le matériel que le personnel. À noter que toute circulation était interdite sur les ponts depuis plus de 24 heures, grâce à quoi il n'y eût à déplorer de pertes.

3. Remarques :

Le phénomène a été caractérisé par 5 anomalies :
1. La hauteur exceptionnelle des lames (creux compris entre 15 et 20 mètres), et leur verticalité remarquable ;
2. Le faible écart séparant deux lames successives (une centaine de mètres) ;
3. La direction du « train » qui présentait avec la direction générale de la houle une incidence de vingt à trente degrés ;
4. La grande vitesse de propagation du train de lames (de l'ordre de 20 nœuds) ;
5. La forme de la lame, qui ne présentait qu'un front très court (600 à 800 mètres), terminé à chaque extrémité par une chute abrupte.

C'est grâce à cette forme extraordinaire et à leur hauteur exceptionnelle que les lames, se détachant sur une mer encore grosse, ont pu être décelées avec le préavis juste suffisant pour faire abattre le bâtiment jusqu'à la route convenable.

Il convient de noter que le Victor Schoelcher, qui naviguait à la cape sur l'arrière du travers à 2 nautiques environ, et, a vu la Jeanne d'Arc disparaître totalement à 3 reprises dans les creux, n'a pas eu ensuite à affronter lui-même le train de lames.

À défaut d'autre explication, on peut admettre que ce train de lames est né d'un phénomène de résonance entre la houle et le vent ou, mieux, entre deux systèmes de houle, l'un créé par le vent régnant avant le passage du front froid, l'autre incliné à 60° environ par rapport au premier, et dû au vent régnant après le passage du front.



Vague scélérate.
Cet événement a fait l'objet d'une autre communication du commandant en second, le lendemain, qui explique parfaitement le phénomène :

« La matinée du 4 février a été marquée par un événement de mer de courte durée (moins de trente secondes au total…), mais qui mérite cependant de faire l'objet de quelques commentaires à l'intention, notamment, de tous ceux qui en constatèrent les effets sans être en bonne position pour en observer la cause. Dans ce but, je diffuse la fiche jointe qui expose sommairement le déroulement de l'événement tel qu'il a été observé depuis la passerelle.

Certains d'entre vous se sont peut-être demandés : est-ce que cela aurait pu mal finir ?

À cette question on peut répondre :

Antoine Morcello pour Net-Marine © 2008. Copie et usage : cf. droits d'utilisation. Remerciements à monsieur Jean-Pierre Marcel.


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