La digue du large

La digue du Large, digue insulaire longue de plus de 3 700 mètres, constitue la limite nord de la rade artificielle la plus étendue au monde: la Grande Rade de Cherbourg. La construction de cette digue a constitué un des chantiers de génie civil les plus importants de la fin du dix huitième siècle et du début du dix neuvième. Des ingénieurs aux ouvriers, des milliers d'hommes ont mis leur savoir-faire et leur courage au service de cette entreprise, parfois au péril de leur vie.


Plan de la rade de Cherbourg.

Le projet de 1665

Dès le XVIIeme siècle, l'administration de la Marine avait ressenti l'intérêt que présentait la baie de Cherbourg pour le stationnement d'une flotte de guerre pouvant intervenir face à l'ennemi anglais. En effet, la presqu'île du Cotentin occupe une position géostratégique : c'est une sorte de poste avancé en mer qui peut permettre aux français de contrôler les sorties des anglais dont l'un des principaux ports militaires, Portsmouth, se trouve à moins de 100 miles.

Le projet de 1692

La nécessité de construire une rade artificielle dans le Nord Cotentin fut confirmée en 1692 à la suite du désastre de Saint-Vaast-La-Hougue où des vaisseaux français furent vaincus et brûlés par l'ennemi anglais faute d'avoir pu trouver refuge dans un port défendu par une puissante artillerie. Mais, à l'époque, la rade de Saint-Vaast-La-Hougue parut à certains plus favorable que la baie de Cherbourg. L'ingénieur militaire Vauban donna cependant la préférence à cette dernière en proposant de la fermer par une digue. Malgré le raid sur Cherbourg de 1758, au cours duquel les assaillants anglais ne rencontrèrent qu'une résistance symbolique, l'affaire traîna en longueur car les finances du royaume ne permettaient pas d'entreprendre des travaux de grande envergure. Le projet ne fut repris qu'en 1775 sous le règne de Louis XVI, par le duc d'Harcourt, Gouverneur de la Normandie, qui le limitait à une digue allant de la pointe du Homet à l'île Pelée. Ceci restreignait considérablement le plan d'eau à des fonds peu propices au mouillage des bateaux. Ce projet fut abandonné sous les instances du capitaine de vaisseau la Bretonnière. Toutefois, le principe des forts prévus au Homet et à l'île Pelée fut gardé et leur construction entreprise.

Le projet "la Bretonnière"

En 1777, La Bretonnière fut chargé d'étudier les possibilités d'implantation d'un grand port sur les côtes du Cotentin. Dans son "Parallèle établi entre la position et l'état actuel des rades de Cherbourg et La Hougue" (1778), il dit sa préférence pour Cherbourg et expose en détail les raisons de son choix, reprenant en tout point les conclusions de Vauban, "ce maître de l'art qui ne s'est jamais trompé". Pour parer à l'inconvénient d'une "rade foraine, c'est-à-dire ouverte... l'objectif serait donc de fermer la rade de Cherbourg. Il préconise d'établir "un rempart jeté à pierres perdues au milieu des eaux... On pourrait maçonner en outre de vieux bâtiments et les échouer de distance en distance dans la direction de la digue, de manière à ce qu'ils en fissent eux-mêmes partie et se trouvassent noyés dans les gros quartiers de pierre qu'on réserverait pour en couronner la surface...". Il propose de porter plus au large (jusqu'à la pointe de Querqueville) les deux digues anciennement projetées entre la pointe du Homet et l'Ile Pelée et qui devaient laisser un passage au milieu, encore qu'il eût préféré les réunir en une seule "en se ménageant deux passages..."
Ainsi, d'après La Bretonnière, il est nécessaire de fermer la rade par une digue artificielle, avant de songer à créer un port à Cherbourg : "et quand bien même on voudrait s'y procurer, par la suite, un port d'armement, cet ouvrage ne doit avoir lieu, dans tous les cas, qu'après celui de la rade".

Entre temps, en effet Dumouriez avait été appelé au gouvernement de Cherbourg, dont il fut le commandant de 1778 à 1790. S'il était entièrement d'accord avec La Bretonnière sur la préférence qu'il fallait donner à Cherbourg, il ne partageait pas son opinion au sujet de l'ordre dans lequel il fallait effectuer les travaux, Pensant avant tout à la défense et à la sécurité de la place, il voulait que l'on songeât d'abord au port militaire, déclarant impossible la réalisation d'une digue isolée.
L'un et l'autre trouvèrent un appui total auprès du duc d'Harcourt. C'est lui qui a définitivement imposé le choix de Cherbourg et encouragé les travaux, attirant l'attention de Louis XVI sur cette entreprise.

Le projet "Cessart"


Ces cônes de 50 m de diamètre à leur base, 20 m au sommet et de 20 à 24 m de hauteur sont construits sur la terre ferme avant d'être remorqués au large.

Ordre fut donné de commencer les travaux le 3 juillet 1779 et en 1781, Louis-Alexandre de Cessart fut chargé de la construction de la digue de Cherbourg. L'idée de Cessart "fut accueillie avec enthousiasme par le duc de Castries, le roi Louis XVI et la France entière, toujours éprise de ce qui présente un caractère grandiose et extraordinaire" . Il s'agissait de couler en pleine mer quatre-vingt-dix caisses coniques en bois, jointives à la base, qui seraient remplies de moellons à sec "jusqu'au niveau des basses mers et de maçonnerie parementée en pierre de taille depuis ce niveau jusqu'au sommet.
Ces cônes de 50 m de diamètre à leur base, 20 m au sommet et de 20 à 24 m de hauteur construits sur la terre ferme avant d'être remorqués au large.

Les travaux commencèrent en 1783 et le premier cône fut coulé le 6 juin 1784. Cette même année était achevé le fort de l'île Pelée (fort Royal, puis fort National) et, l'année suivante, était terminé le fort du Homet (fort d'Artois, puis fort de la Liberté). Au mois de juin 1786, Louis XVI vint assister à l'immersion du neuvième cône. Le 19 juin 1788 était coulé le vingtième et dernier cône ; en effet, les difficultés et le coût des opérations d'échouement des cônes avaient conduit à espacer ceux-ci de plus en plus, en comblant les intervalles au moyen de pierres perdues. Finalement on abandonna le système des cônes, qui furent rasés au niveau de la basse mer, et on revint au système d'une digue en pierres perdues proposé en 1778 par La Bretonnière. En 1789, la substruction de la digue était ainsi établie, sous la forme d'enrochements dont le sommet atteignait le niveau moyen des basses mers.

Les travaux furent pratiquement interrompus pendant la Révolution. Toutefois, un décret de l'Assemblée législative, des 28 juillet-ler août 1792, créa une commission chargée "de constater les avantages des travaux exécutés à Cherbourg et de proposer tous les moyens de perfection..." .L'un des membres de cette commission était Cachin, ingénieur des Ponts et chaussées, qui sera chargé par le Premier Consul, en 1802, de l'achèvement de la digue. Il s'agissait dans un premier temps, de surélever la partie centrale de l'ouvrage pour y établir un point de défense fixe ; la batterie fut inaugurée le 16 août 1804 et prit le nom de batterie Napoléon. Par la suite, les musoirs Est et Ouest devaient être aménagés de la même façon.

Plusieurs tempêtes endommagèrent les installations, notamment celle du 12 février 1808, qui entraîna la mort de deux cent quarante six soldats et ouvriers. En dépit de cela, Cachin, qui préconisait la construction en pierres sèches avec des blocs de pierre d'un volume et d'un poids considérables, s'obstina dans son système. Mais la stabilité de la construction était toujours menacée et en 1811, on décida de construire un fort maçonné en pierres de taille capable de recevoir une garnison de cent-cinquante hommes. Un mois et demi plus tôt Napoléon était venu visiter les travaux de la digue et du port militaire. En prescrivant l'emploi de la maçonnerie en arrière des blocs de pierre entassés par Cachin, il apportait la solution définitive au problème de la résistance de la digue face aux éléments.

Les travaux de la digue, interrompus en 1813, ne furent repris qu'en 1828, sous la direction de Fouques-Duparc puis de Reibell, qui furent chargés de donner un couronnement de béton et de maçonnerie à la construction. Les travaux étaient pratiquement terminés en 1853. La digue, dont les assises sont à une profondeur de treize mètres au-dessous des basses mers d'équinoxe, mesure 3.712 mètres à sa base et 3.550 à son couronnement. Il n'avait pas fallu moins de soixante-dix ans pour mener à bien ce travail gigantesque auquel successivement Louis XVI et Napoléon avaient voulu attacher leur nom. Cependant à la fin du XIXe siècle, on ferma la rade par deux digues, à l'est entre le Becquet et l'île Pelée et à l'ouest dans le prolongement de la pointe de Querqueville (20). La visite du Tsar, en 1896, fut l'occasion d'une magnifique revue navale, dans cette rade de 1.500 hectares, qui était ainsi achevée.

(Extrait du catalogue de l'exposition Napoléon et le Cotentin, Musée de Cherbourg, 1969, pp. 7-16 ; publié partiellement dans Cols Bleus, n 1257, 2 décembre 1972, pp. 8-9.)

La digue du Large : un ouvrage vital pour la ville de Cherbourg

Une étude sur modèle mathématique, réalisé en 1997, montre que si la digue disparaissait en étant réduite à un talus résiduel à la côte marine 0, les hauteurs de houle dans le port de commerce augmenteraient considérablement. Dans cette hypothèse, les bassins de la gare maritime subiraient des creux de l'ordre de 5 mètres lors des plus fortes tempêtes, conditions rendant impossible la tenue à quai des navires.
Construite il y a plus de deux siècles pour protéger Cherbourg des agressions de l'ennemi anglais ,la digue du Large, garante du développement des activités portuaires civiles, reste aujourd'hui d'un intérêt vital pour la ville.
De nombreux travaux sont entrepris régulièrement par la Direction des Travaux Maritimes (DTM) afin de consolider la digue.