Justice maritime

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COMARGOUX
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Justice maritime

Message par COMARGOUX »

Bonjour à tous,
au cours de mes recherches, j'ai trouvé, par hasard, ce texte qui m'a, à la fois intéressé et amusé.
J'espère que vous partagerez mes impressions.
Cordialement
Olivier
Le 24 mars 1826, la frégate la Galathée, commandée par M. Maillard de Liscourt, se trouvait en rade de Sira, sur les huit heures du matin. Une manœuvre de voiles ayant été ordonnée, plusieurs matelots du quatrième équipage de ligne ne se trouvèrent pas présents et furent condamnés à recevoir des coups de bout de corde. De ce nombre fut le dénommé Bizel, auquel cette punition fut infligée, quoiqu’il alléguât qu’il était de faction au moment où l’ordre avait été donné, ce qui était vrai.
Un instant après, on lui ordonna de reprendre sa giberne et de continuer son service ; il s’y refusa en disant qu’on avait souillé l’habit militaire, et qu’il ne voulait plus l’endosser. Sur ce refus, M. Dauthier de Sisgau, lieutenant de vaisseau, chargé du détail, ressuscitant une peine qui appartient à la législation d’une époque bien loin de nous, et que déjà il avait appliquée plusieurs fois, ordonna que cet homme resterait à cheval sur une barre de cabestan pendant quarante-cinq minutes, avec un paquet de mitraille de vingt-quatre livres suspendu à chaque pied, en plaçant la barre de manière que l’homme fût assis sur la partie angulaire.
Cette punition arbitraire et inhumaine indigna l’équipage et produisit un rassemblement assez nombreux. Déjà le capitaine d’armes s’occupait de mettre à exécution l’ordre qu’il avait reçu ; la barre avait été élevée au-dessus du pont, de manière que les paquets de mitraille ne la touchassent pas ; déjà, Bizel y avait été hissé, lorsque les cris « il n’ira pas », tant de la part des hommes de l’équipage de ligne que de ceux appartenant à l’inscription maritime, éclatent sur le pont. L’officier de quart, effrayé, donne l’ordre au capitaine d’armes de faire armer les matelots des classes ; le cri « aux armes ! » se fait entendre, et tous y courent. L’officier affirme qu’il n’a donné cet ordre que lorsqu’il a vu plusieurs apprentis marins du quatrième croiser la baïonnette sur le capitaine d’armes ; d’autres prétendaient avoir entendu crier : « C’est le moment de la vengeance ! ». Toutefois, une rumeur générale s’élève, occasionnée surtout par le cri « aux armes ! » ; mais l’apparition du commandant fait tout rentrer dans l’ordre ; tout l’équipage est assemblé, et M. Dauthier désigne à l’officier de quart dix hommes qu’il signale comme ayant pris le plus de part à cette émeute.
Cinq d’entre eux ont été dirigés sur les compagnies de discipline. Les cinq autres, désignés par M. Dauthier comme des mauvais sujets, quoique le registre ne porte à leur égard que peu ou point de punitions, ont été amenés en France pour être jugés. En conséquence, les sieurs ……………….. ont été traduits devant le conseil de guerre comme prévenus de rébellion à main-armée contre leurs supérieurs.
Le premier conseil de guerre maritime s’est occupé de cette affaire le 13 octobre, sous la présidence de M. Fouque, capitaine de vaisseau. Ce conseil…… a jugé …… que le crime imputé aux prévenus ayant été commis en mer, n’était point dans sa juridiction, et en conséquence il s’est déclaré incompétent.
Les accusés se sont pourvus en révision et, le 18 octobre, le conseil de révision s’est occupé du pourvoi, sous la présidence de M. Le Coat de Kerveguen, capitaine de vaisseau. Après le rapport de M. Gay de Taradel, capitaine de frégate, tendant à ce que le jugement fut confirmé, Maître Colle (défenseur des accusés) a développé de nouveau les motifs qui l’avaient engagé à réclamer l’annulation du jugement. Le conseil, les adoptant entièrement, a rendu la décision suivante :
Considérant…… (suit une litanie de lois, ordonnances et décrets)….., attendu que le premier conseil de guerre maritime permanent de ce port, en déclarant son incompétence, a violé les règles de sa propre compétence ….. par ces motifs, le conseil de révision ….. annule ce jugement et renvoie les prévenus devant le second conseil séant en ce port.
………………. l’affaire a été portée, le 20 novembre, devant le conseil de guerre permanent, présidé par M. Emeric, capitaine de vaisseau.
Abordant la discussion de la cause, ce magistrat (M. Billet, capitaine au 2° régiment de marine, remplissant les fonctions de rapporteur) n’a pu s’empêcher de blâmer hautement la conduite du chef, qui avait ordonné des peines aussi arbitraires, des peines dont la cruauté épouvante, et qui n’appartiennent qu’aux nations chez lesquelles l’esclavage est reconnu……. Mais quelque inconsidérée, quelque coupable qu’ait été dans cette circonstance la conduite de l’officier, il n’était pas permis aux subalternes d’entreprendre de se faire justice……..
(Suit le long plaidoyer de Maître Colle, défenseur des accusés)
…… Ici, l’avocat a tracé l’affligeant tableau de tout ce que ces hommes ont souffert depuis le 24 mars. Après être restés aux fers, cramponnés sur le pont, pendant trois jours, on les fait descendre dans la batterie où ils sont restés aux fers pendant soixante jours, ayant à leurs côtés une garde qui leur défendait toute communication avec leurs camarades, et n’ayant pu, pendant tout ce temps, obtenir une seule goutte de vin. On les fait passer ensuite sur la Daphnée, qui les a amenés en France ; sur ce bâtiment, ils ont encore passé quarante-huit jours dans la même gêne et les mêmes privations qu’ils avaient éprouvées pendant deux mois. Enfin, jetés dans les prisons, ils attendent depuis huit mois la justice qu’ils méritent. Ces peines sont bien au-dessus de celles qu’ils auraient pu légalement recevoir, puisque le seul délit qui puisse leur être reproché, est d’avoir soustrait un coupable au châtiment qu’on voulait lui infliger, délit prévu par l’article 35 de la loi de nivôse an II, qui le punit de deux jours de fers, et par les art. 9 et 10, titre 2 du Code pénal des vaisseaux de 1790, qui le punit de peines de discipline.
Après cette brillante défense, M. le rapporteur n’ayant pas répliqué, M. le président a ordonné que l’auditoire et les accusés se retirassent.
La délibération n’a duré que quelques minutes ; tous les accusés ont été acquittés à l’unanimité.
De nombreux applaudissements ont éclaté dans l’auditoire.

(Source : Bulletin de Lyon et du département du Rhône n° 55 du samedi 2 décembre 1826)
DELAMBILY
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Re: Justice maritime

Message par DELAMBILY »

Salut à Tous,

Dans l'article de ce chroniqueur judiciaire lyonnais, deux personnages cités ne me sont pas inconnus.
1 ) Le CV Gabriel François Marie Le Coat de Kerveguen (Landerneau 1771-Toulon 1847). Directeur du port de Toulon de 1816 à 1831, capitaine de vaisseau du 21 février 1820, admis à la retraite en 1831 avec pension de contre-amiral. Il est le père de Marie Aimé Philippe Auguste Le Coat de Kervéguen, député du Var sous le second empire.
2 ) Antoine Joseph Louis Colle (Toulon 1795-Toulon 1838), avocat et conseiller municipal de Toulon de 1827 à son décès à l'âge de 42 ans, au 7 rue Lafayette (aujourd'hui 7 rue Paul Landrin) à Toulon. Si vous passez par là, levez les yeux, une plaque rappelle le passage en cette maison, propriété du comte Fleury Colle, fils d'Antoine Colle, de Saint Jean Bosco, prêtre italien fondateur des salésiens, canonisé en 1934.
Ce jugement est le résultat d'une bataille des avocats du barreau de Toulon, bien aidé en cela par le ministre de la justice Jean Marie Portalis (1), fils d'un rédacteur de notre code civil, qui par ordonnance du 24 mars 1824 "invite" son collègue de la marine Portal, à réunir à l'avenir les conseils de guerre en ville et en public. En 1826, suite à des plaintes, le ministre Chabrol-Crouzol, dans un courrier adressé au Commandant de la marine à Toulon et destiné à un commandant (de la frégate Armide) "de veiller avec le plus grand soin à ce que les hommes qu'il va commander soient traités avec douceur et surtout qu'on ne leur inflige aucune punition, si ce n'est dans les formes déterminées par les lois et règlements militaires" (2).
Note 1 : La famille Portalis a donné de nombreux élus varois.
Note 2 : Jean Bernardini "Le Port de Toulon et sa Marine de 1815 à 1830", page 360. Thèse pour le doctorat d'Université, Faculté des Lettres et Sciences Humaines d'Aix-Marseille, 1969.

Cordialement,
André DELAMBILY, ancien du Gustave Zédé (1963-1966)
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