Duguay-Trouin et la course

Par Olivier Gontard

Si les rois d'Angleterre se déclaraient, des le XVIème siècle, Domini Marium (les maîtres des mers), la France eut toujours la volonté de leur disputer le statut de puissance maritime. Au XVIIème siècle, elle sut utiliser les corsaires et la guerre de course contre les prétentions anglaises.

En effet, depuis les ports occidentaux tels que Saint-Malo et Dunkerque, de nombreux navires pratiquaient ce que l'on appelait la course. Sur les mers, ils pillaient les navires comme on détroussait les voyageurs sur terre. L’appât du gain était leur seul mobile; le développement du commerce maritime leur assurait la prise de riches cargaisons. Les rois ne furent pas longs à saisir le parti qu'ils pouvaient tirer de cette activité. Des édits encadrèrent régalement la course et la mirent au service des desseins royaux. Elle devenait ainsi l'auxiliaire légitime de la guerre publique. Des lors, du pirate on distingua le corsaire, détenteur d'une lettre de course signée du roi. L'Histoire a retenu le nom de certains de ces corsaires, tels que René DuguayTrouin, non seulement pour leur courage et leur héroïsme, mais surtout parce que les multiples victoires navales remportées par la guerre de course servirent de manière décisive le royaume de France en une période de grand péril. La guerre de course, rapidement devenue une nécessite militaire pour le royaume, exigea le développement de techniques juridiques et navales propres. Animée par René Duguay-Trouin, elle permit à la France d'atteindre des objectifs stratégiques importants.

Le siècle de Louis XIV

Louis XIV qui aspirait à dominer l'Europe, tentait sans cesse d’étendre son royaume, bafouant parfois les traités qu'il avait signés. Aussi, se brouilla-t-il avec le pape et mécontenta les protestants par la révocation de l'Edit de Nantes, et plus encore par son refus de reconnaître Guillaume III roi d'Angleterre, en soutenant les droits du catholique Jacques II. Tous ces griefs levèrent contre lui l’Empire, l'Espagne, la Hollande, la Suède, l'Angleterre, la Savoie et furent à l'origine des guerres permanentes. Deux grands conflits consacrèrent la guerre de course comme stratégie navale : la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697) et la guerre de succession d'Espagne (1701-1713).

L'histoire de la course

Au cours de ces conflits, la France dut affronter les deux autres grandes puissances maritimes du monde: la Hollande et l'Angleterre. La première avait une flotte considérable, et, réunie à la flotte anglaise, formait un formidable armement. La France, quant à elle, disposait non seulement de puissantes escadres développées par Colbert, mais aussi de nombreux corsaires que le roi utilisait afin de ruiner le commerce, vital aux nations ennemies. La course, en effet, était un instrument de premier ordre pour y parvenir. Aussi Vauban disait-il: " II faut donc se résoudre à faire la course comme un moyen le plus aisé, le moins cher, le moins hasardeux et le moins à charge de l'Etat, d'autant même que les pertes n'en retomberont pas sur le roi qui ne hasardera rien; à quoi il faut ajouter qu'elle enrichira le royaume, fera quantité de bons officiers au roi et réduira dans peu de temps ses ennemis à faire la paix ", Le roi, convaincu, favorisa la course plus que jamais.

La législation de la course

Des édits royaux encouragèrent le paisible négociant à se faire armateur: il servirait sa patrie, et des prises riches et nombreuses rendraient ses affaires peut-être plus florissantes. Juridiquement, la course constituait un droit à se livrer à des actes de piraterie contre les bâtiments battant pavillon des puissances désignées par le roi. L'armateur se munissait donc d'une commission de l'amiral de France. En contrepartie, il devait partager son butin et le produit de la vente des prises selon la règle régale: déduction faite des frais de justice, un cinquième pour le Roi (cette quote-part fut supprimée pour le seul Duguay-Trouin en 1704), un dixième pour l'amiral de France, deux tiers pour l'armateur et le restant pour l’équipage.

L'importance stratégique de l’activité des corsaires croissant, le roi décréta par ordonnance en 1688: « afin d'exciter un plus grand nombre de gens à courir contre les ennemis de l'Etat, on leur confiera des vaisseaux au-dessous de 44 canons. Ces bâtiments étaient remis prêt à naviguer, avec leurs agrès et apparaux ordinaires, armes, munitions et ustensiles nécessaires ».
Les armateurs fournissaient les vivres et les équipages et se devaient de rendre les navires dans leur état d'origine.

Les corsaires

Au XVIème siècle, on ne pouvait courir les mers sans avoir à se battre: les bâtiments de commerce étaient attaqués par des pirates, des vaisseaux de guerre ennemis ou même par d'autres bâtiments de commerce qui, plus gros et sûrs de leur victoire, entendaient s'approprier la cargaison. Aussi valait-il mieux être à bord d'un corsaire que de se laisser prendre par l'un d'entre eux sur un navire marchand, pour se retrouver par la suite prisonnier en Angleterre ou esclave en Orient. Dans les ports, les armateurs de corsaires n'avaient donc pas de difficulté à trouver des hommes d’équipage cherchant fortune et aventure.

A terre le corsaire était un homme sans foi ni loi, querelleur, qui battait les bourgeois dont il était la terreur. Embarqué, il devait rester à bord du navire pendant quatre mois, durée de la course ordinaire. Il était soumis à un règlement des plus sévères; certains capitaines de corsaires furent rappelés à l'ordre pour leur sévérité féroce à l’égard de 1'équipage. Mais si les armateurs recherchaient de tels brigands, c’était en prévision des terribles combats de course et des abordages sanglants.

L'abordage

L'abordage était la forme de combat que préféraient les corsaires. Cette technique s'imposait pour de multiples raisons. En effet, plus que de détruire l'ennemi, il s'agissait pour le corsaire de s'emparer d'un bâtiment afin d'en tirer un bon butin. Par ailleurs, les bâtiments corsaires, légers et peu chargés en artillerie, ne pouvaient guère soutenir un combat au canon contre les puissants vaisseaux d'escadre. Isolés, ils devaient livrer une lutte courte, décisive et silencieuse pour ne pas attirer sur eux des ennemis plus forts qui auraient pu rôder dans les parages. Enfin, le navire de course était soit une propriété privée qui représentait un capital à préserver, soit un navire prêté qu'il fallait rendre au roi : le corsaire préférait payer de sa personne et épargner son navire. Pour parvenir à approcher leur victime jusqu’à l'aborder, les corsaires usaient parfois de manoeuvres peu orthodoxes: la plus répandue consistait à s'approcher d'un navire en arborant un pavillon étranger, de sorte que la future proie ne se méfiait pas.

Les conséquences politiques de la course

Les corsaires réussirent par leurs actions d’éclat à déstabiliser les forces navales ennemies, touchant au coeur même de l’économie des Etats en guerre et ruinant le commerce maritime. Mais surtout, ils avaient réussi à maintenir une présence navale française en Manche et en Atlantique lorsque la Marine royale, sévèrement battue en 1692 à la Hougue, était concentrée en Méditerranée, incapable de poursuivre la guerre d'escadre contre les Anglais.

L’époque glorieuse des corsaires fut sans aucun doute la guerre de la ligue d'Augsbourg. Ils prirent aux Anglais plus de 4000 navires. Ils ruinèrent la Compagnie des Indes et infligèrent de lourdes pertes au commerce hollandais. Leur action hâte la signature de la paix à Ryswick en 1697.

Cependant, durant la guerre de succession d'Espagne, leur rôle fut moindre, car la puissante flotte anglaise, qui se développait au fur et à mesure que celle de la France déclinait, les tenait en respect. Ils transportèrent alors la lutte dans des mers éloignées, se distinguant par un admirable courage et de retentissants coups d’éclat: en 1711, Duguay-Trouin prit la ville de Rio de Janeiro; la même année, Cassard ravagea les Antilles. Ces victoires mirent en évidence la capacité des corsaires à opérer loin de leur base et firent croire aux Etats ennemis que la France était encore en mesure de soutenir une guerre longue. Ainsi, pressés d'en finir avec un conflit interminable et coûteux, l'Angleterre et ses alliés suspendirent les combats en 1713. Si la France, lors de la signature de la paix à Utrecht, put conserver l'essentiel de ses frontières métropolitaines, elle dut cependant sacrifier les corsaires sur l'autel de la paix. L'Angleterre, rendant par ses prétentions mêmes un dernier hommage aux corsaires, exigeait la démolition du port de Dunkerque comme si elle craignait d'en voir sortir un nouveau Jean Bart.

Duguay-Trouin l'homme de Saint-Malo

Le virtuose et l'animateur de la guerre de course en cette fin de siècle fut un ancien clerc tonsure, " moins sensible à la grâce qu'aux premiers aiguillons de Mars et de Venus " (il l'a lui-même confessé), René Trouin, sieur du Gué qui rendit immortel le nom de Duguay-Trouin. Il naquit à Saint-Malo, le 10 juin 1673. Son père y commandait des vaisseaux armés tantôt en guerre, tantôt pour le commerce, et y avait acquis honneur et réputation. Duguay-Trouin abandonna à 16 ans ses études chez les Jésuites pour s'embarquer comme volontaire sur un corsaire paternel, La Trinité, petite frégate de 18 canons.

Son entrée en scène durant la ligue d'Augsbourg

Ayant montré dès ses premiers abordages courage, volonté et pugnacité, Duguay-Trouin fut nomme en 1691 capitaine de corsaire à l'age de 18 ans, commandant d'une frégate de 18 canons, Le Coetquen. Il était jeune, autoritaire, querelleur et friand de la lame: c'est ainsi que, dans les rues de Lisbonne, on le vit charger, la dague et l’épée à la main, son maître canonnier qui avait déserté; à Saint-Malo, il se battit en duel avec un prévôt parisien qu'il avait embarqué pour servir de maître d'armes à ses officiers. Les services signalés que les corsaires rendaient à la France avaient disposé le roi à leur accorder des faveurs: il distingua ainsi Duguay-Trouin en 1693, malgré sa grande jeunesse, en lui confiant le commandement d'un navire de la Marine royale, Le Profond, flûte de 32 canons. Fougueux, il n’hésitait pas à narguer ses adversaires; ainsi rapporte t-il dans ses Mémoires que face au Prince d'Orange, vaisseau anglais de 56 canons, il fit amener le pavillon anglais qu'il avait hissé en poupe et le fit rehisser en berne pour se moquer de lui. Mais ce dernier lui rendit la politesse 15 jours plus tard. Bloqué par une escadre de six vaisseaux de guerre, Duguay-Trouin fut contraint de se rendre, blessé par un boulet, après s’être battu comme un lion. Le jeune corsaire fut enfermé à la prison de Plymouth. Mais il s’évada grâce à une jeune Anglaise à laquelle il sut plaire. En 1695, promu capitaine du vaisseau le François, de 48 canons, se trouvant ainsi à la tête d'une petite escadre, il prit successivement six vaisseaux ennemis; puis avec son seul vaisseau, il attaqua deux navires de guerre anglais: le Boston, armé de 38 canons et le Non Such, magnifique bâtiment de 50 canons, dont il se rendit maître après deux jours de combat sans merci. Louis XIV récompense le héros en lui faisant parvenir une épée d'honneur.

Le nom de Duguay-Trouin allait régner sur l’océan grâce à l’habileté et à la ruse. En 1696, utilisant le vaisseau pris aux Anglais, le Sans-Pareil (anciennement Non Such), il trompa deux navires hollandais en se présentant au port de Vigo sous flamme et pavillon anglais. Les vaisseaux abusés vinrent se ranger sous les voiles du corsaire, qui s’en rendit facilement. maître. Il livra son plus célèbre combat en 1697 devant Bilbao, alors qu'il commandait le Saint-Jacques des Victoires. A la tête d'une petite escadre composée de trois navires, il attaqua un convoi hollandais escorte de troîs vaisseaux de guerre et commandé par l'amiral Wassenaer. Duguay-Trouin capture douze navires marchands et les trois vaisseaux d'escorte ennemis et fit prisonnier l'amiral hollandais. Cet exploit lui valut d’être admis dans la Marine royale avec le grade de capitaine de frégate; il n'avait que 24 ans.

Duguay-Trouin pendant la guerre de succession d'Espagne

Duguay-Trouin reprit la course en 1702, alors que cette activité devenait dangereuse car l'Angleterre faisait escorter ses convois par des navires de guerre. Toutefois, ses exploits se succédèrent au même rythme. En 1703, il rançonna et détruisit une flotte de baleiniers hollandais. En 1704, il prit le Coventry, vaisseau de 50 canons, puis 1'Elisabeth, vaisseau de 70 canons. En 1706, il défendit Cadix en chargeant impétueusement une flotte de 200 voiles, venant du Brésil, escortée de 6 navires de guerre portugais. En 1707, à la tête d'une escadre de 6 navires, il intercepta un convoi de 80 bâtiments, venu d'Angleterre. En reconnaissance des services rendus à la Nation, le roi lui accorda des lettres de noblesse en 1709: " Nous leur permettons d'ajouter à leurs armes deux fleurs de Iys d'or et d'y mettre au cimier pour devise: Dedit haec insigna virtus " (le courage lui a donné la noblesse).

Malgré les exploits des corsaires, la situation navale de la France restait précaire. Duguay-Trouin, montrant en cette période de péril pour la patrie la résolution la plus grande, conçut le projet de conquérir Rio de Janeiro. Cette lointaine expédition visait à affaiblir les Portugais dont les ports servaient de point d'appui et de ravitaillement aux flottes anglaises. Ce fut son exploit le plus retentissant. A la tête d'une escadre dont l'armement avait été finance par les Malouins, il s'empara de Rio le 20 septembre 1711, brûla soixante bâtiments de commerce et impose à la ville vaincue une très forte rançon.

Un marin couvert d'honneurs

Il reçut comme récompense le commandement de la Marine à Saint-Malo. Après le désarmement de la flotte corsaire en 1714, il fut successivement commandant du port de Brest, commandant d'une escadre pour le Levant, puis commandant du port de Toulon. Il fut couvert d'honneurs. Il se plaisait à évoquer sa vie de corsaire qu'il consigna dans ses mémoires. Ayant navigué depuis l’âge de 16 ans presque sans interruption, sa santé était délabrée par le mal de mer qui ne l'avait jamais quitté. Il s’éteignit le 27 septembre 1736.


[Sommaire frégate Duguay-Trouin]. [Sommaire Net-Marine]