Les explorateurs français du Mékong

(Par Johnny Montbarbut - montbarbut@videotron.ca )

En 1862, Tu Duc, l'empereur d'Annam, le futur Viêt-nam, céda à la France trois provinces du sud de son empire. Les autorités françaises s'installèrent à Saï Gon, une bourgade bâtie le long d'une rivière, dont le nom fut francisé en Saïgon. L'année suivante, l'amiral de La Grandière, gouverneur de la Cochinchine, décida de son propre chef de placer le Cambodge sous un protectorat français car ce petit royaume en pleine déliquescence allait sous peu être absorbé par son puissant voisin le Siam, la future Thaïlande. Le gouverneur, pour se faire, chargea un jeune officier de marine plein d'allant, le capitaine Doudart de Lagrée, de remplir cette mission auprès du roi Norodom 1er. Le ministre de la marine d'alors, le marquis de Chasseloup-Laubat, avait annoncé à Paris en avril 1865, son intention de faire explorer le fleuve Mékong. Ce long serpent sacré de la légende asiatique pouvait-il devenir une route commerciale reliant son delta au sud du Viêt-nam et la province chinoise du Yunnam, région mystérieuse aux richesses inexploitées ? En 1861, le naturaliste français Henri Mouhot avait déjà atteint le haut Mékong en amont de la ville de Luang Prabang, au Laos.

Le 1er mai 1866, la Commission d'Exploration du Mékong était constituée à Saïgon. Elle comprenait le chef de l'expédition, le capitaine Doudart de Lagrée. Le chef en second, le lieutenant de vaisseau Francis Garnier. L'enseigne de vaisseau Louis-Marie Delaporte. Les docteurs Joubert, Thorel et Julien. Un diplomate, le vicomte de Carné-Marcein. Enfin un photographe, deux interprètes et une escorte de 13 matelots. Le 5 juin 1866, l'expédition quitta Saïgon à bord de 2 petites canonnières. Une escale d'un mois eut lieu à Phnom Penh, au Cambodge, pour le recrutement d'indigènes afin de piloter les pirogues et l'attente des passeports.

Puis le capitaine Doudart de Lagrée se dirigea vers les célèbres ruines d'Angkor, découvertes par le naturaliste français Henri Mouhot en 1859 après plusieurs siècles d'oubli dans la jungle. L'expédition y séjourna quelques semaines. Puis la mission remontant le Mékong se rendit compte que le fleuve n'était plus navigable. À Kratich il fallut abandonner les canonnières, transborder le matériel et les hommes dans des pirogues. À Khon une chute d'eau de 15 mètres interdit le passage. Il fallut aussi faire face au manque de ravitaillement et au problème posé par les nombreux malades. Le 2 avril 1867, l'expédition atteignit Vientiane, au Laos. La navigation devint très pénible. À Luang Prabang on abandonna des caisses de livres, de plans de voyages, devenues trop encombrantes. Puis aux rapides de Tang Ho, les embarcations sont renvoyées. L'expédition continua à pied. Les hommes marchèrent pieds nus, en proie aux fièvres. Des pluies torrentielles, des orages d'une violence inouïe s'abattirent sur eux.

Le 7 octobre 1867, décision fut prise de quitter le Mékong et de se diriger vers l'ouest. Deux jours plus tard on atteignit Sze Mao, une région alors totalement inconnue du sud-est de la Chine. L'expédition était alors dans un état de délabrement total. Aux difficultés déjà signalées s'ajoutèrent le choléra et la neige à 2000 mètres d'altitude. Le 25 décembre, l'expédition arriva, épuisée, à Yunnam, puis à Toug Tchouen, sur un affluent du Yang-Tseu-Kiang. Malgré tout, les voyages d'exploration continuèrent. Le lieutenant de vaisseau Francis Garnier, quoique bien malade, explora la région de Taly Fu. Le 12 mars 1868, le capitaine Doudart de Lagrée, épuisé par la fatigue et les fièvres, décéda à l'âge de 45 ans. Le docteur Joubert embauma le corps de son chef et préleva son coeur pour le ramener en France. Au retour de Francis Garnier, le corps de Doudart de Lagrée fut mis dans un cercueil chinois et l'expédition descendit en jonques le Yang-Tseu-Kiang. Les Français arrivèrent à Hankeou le 6 juin. De là, un navire américain les descendit en 3 jours jusqu'à Shanghaï où ils s'embarquèrent sur le navire français Dupleix jusqu'à Hong Kong, puis sur le Douai jusqu'à Saïgon où ils arrivèrent le 29 juin 1868.

Au total le voyage avait duré deux années. Le capitaine Doudart de Lagrée fut enterré dans le cimetière français de Saïgon. Le docteur Joubert apporta le coeur du capitaine à Saint-Vincent-de Mercuze, dans l'Isère, sa ville natale où il fut inhumé dans l'église. En 1890, le Conseil municipal de Saint-Vincent-de-Mercuze prit l'initiative d'ériger un monument à la mémoire de l'enfant du pays.

En 1983, le gouvernement du Viêt-nam termina la tâche qui consistait à faire disparaître tous les cimetières français, militaires et civils, symboles d'un colonialisme appartenant à un passé révolu. Le 2 mars, les autorités sanitaires de Hô Chi Minh ville, l'ex-Saïgon, remirent au consul général de France les urnes contenant les restes de cinq «Français historiques». L'urne du capitaine Doudart de Lagrée fut transportée à Singapour et remise au commandant de l'aviso-escorteur Doudart de Lagrée qui accommpagnait la Jeanne D'Arc autour du monde. Les deux navires firent route vers Brest. Ainsi, l'officier-explorateur rentra dans son pays à bord d'un navire portant son nom. Ses cendres furent ensuite rapatriées à Saint-Vincent-de-Mercuze et déposées dans l'église le 9 août 1983.