8. Dien Bien Phu

8.1. Les préliminaires


Départ en mission

Le 19 novembre 1953, vers 18 heures locales, un grand briefing réunit tous les équipages Marine et Air: le lendemain, au cours d'une vaste opération aéroportée, Dien Bien Phu doit être réoccupé par nos forces (Contrairement à certains articles de presse affirmant que les équipages avaient décollé en ignorant leur destination, le 20 au matin, tous les participants ont été avertis le 19 au soir).

C'est l'opération Castor. La 28F assure le P.C. volant durant tous les parachutages, coordonnant ceux-ci avec les attaques aériennes qui s'échelonnent tout au long de la journée. Les avis des exécutants sont très partagés. Les anciens de la 28F, ceux de NA SAN et de la Plaine des Jarres, trouvent que le coin est particulièrement mal choisi; c'est le dépotoir météo de toute la Haute Région. En revanche, les moins anciens ne veulent voir dans cette affaire que son aspect dynamique, ce que nul n'a jamais cherché à contester.

Une période angoissante commence alors pour la 28F : elle joue les Cassandre - et on la considère de même. Toutes les nuits, un Privateer, quelques fois deux, font le tour du Haut Tonkin. Dien Bien Phu (Torri Rouge ou Delta Bravo Papa pour les initiés) qui n'a jamais aucun objectif à traiter, puis le retour, par la sinistre R.P. 41 - Tuan Giao - Col des Néos. Et une incursion le long de la frontière chinoise, de Lao Kay à Cao Bang pour terminer. Et toutes les nuits, les équipages ont l'impression de prêcher dans le désert lorsqu'ils passent au débriefing: objectifs attaqués: très nombreuses lumières de véhicules. Munitions dépensées: tout le chargement, à savoir 20 bombes de 260 lbs. Remarques (éventuelles): il y a un très important trafic routier sur la R.P. 41. les camions n'éteignent même plus leurs phares au passage des avions. Tout au plus, ils passent en veilleuse.

Combien de fois ont ils insisté, signalant des convois routiers avec une précision indiscutable, suggérant, réclamant même l'attaque immédiate de ces convois par les B-26 d'alerte. les C-47 de l'Armée de l'Air signalent la même chose (ils étaient les seuls à se promener de nuit, avec les Privateer à une heure où les gens sensés se trouvent bien mieux dans leurs lit).

Un de ces Dakota signale même, une nuit, un convoi de plus de cent camions: luxe de précision, il les a comptés. Mais il n'y a jamais eu la moindre réaction.

8.2. L'investissement


En vol

Il est hallucinant, pour ceux qui l'ont vécu, de deviner ce travail de fourmi qui donnait l'impression de submerger peu à peu la cuvette endormie dans une sécurité trompeuse. Les cris d'alarme des veilleurs de nuit n'ont jamais été entendus.

Parallèlement à ces missions de nuit, un important travail de jour est mené, travail auquel la 28F participe également, d'une part aux abords immédiats de la cuvette et d'autre part sur les voies de communication.

Les emplacements de DCA et d'artillerie sont traités avec des bombes de 500, 1000 ou 2000 livres. Les Packets du général CHENEAU nettoient la brousse environnant le P.C. Nord et Isabelle en napalmant le tout (les grandioses opérations Vulcain, où l'on a pu voir jusqu'à une vingtaine de Packets bourrés jusqu'à la gueule de petits bidons de napalm traiter des zones balisées par un Privateer ou un B-26).

Quant aux voies de communication, le travail consiste à entretenir les coupures de routes, coupures établies évidemment sur leurs points faibles et baptisées de noms conventionnels: Brantôme, Méphisto, Mercure, Mimosa, Melchior, Brutus, etc.

Ceci exige une certaine virtuosité dans l'utilisation du Norden, mais les équipages sont parfaitement rodés. Ils en sont même rendus au stade des expérimentations comparatives. Il y a l'école haute qui aurait jugé déchoir si elle avait traité sa coupure de route à une altitude inférieure à 8000 pieds strict minimum, et l'école basse qui a la nostalgie des missions à 2000 pieds. Les deux écoles placent d'ailleurs leurs bombes aux points voulus, ce qui est le principal. Mais les prises de bec entre les tenants des deux méthodes restent mémorables.


Le 28F 10 survolant la base de CAT BI (Haïphong)

Il y a également la recherche de la répartition optimum des bombes par rapport à la pente. Car il est évident qu'une coupure de route s'établissant en un point sensible de celle-ci se situe, neuf fois sur dix, en zone montagneuse. Dès lors, l'attaque de cette route, à flanc de montagne, si elle est bien menée, comporte des bombes au dessous de la route, des bombes sur cette route et enfin, des bombes plus haut qu'elle, le tout à environ trente degrés de son axe. Les bombes les plus payantes sont celles qui, explosant au dessous de la route, en sapent les fondations. Les bombes qui tombent en plein dessus n'ont pas le même rendement car un entonnoir se bouche assez facilement. Quant à celles qui tombent au dessus du niveau de la route, elles l'ensevelissent bien momentanément, mais elles fournissent également une réserve de terre meuble pour boucher les entonnoirs éventuels; il est fréquent de voir les coolies se mettre au travail de réfection avant même que le dernier avion ait quitté les lieux. Les bombardiers rivalisent donc l'adresse pour répartir leurs bombes aux points qui leur semblent les meilleurs. Il y a même un équipage qui, dans cette compétition, a l'idée de génie d'amarrer les fils de sécurité largables de ses 4 bombes de 2000 livres aux montants de la soute à bombe et de " jetissonner " le tout sur Mephisto, ce qui a donné un résultat des plus remarquables: les quatre bombes sont arrivées sensiblement au même point - très exactement le milieu de la R.P. 41. Celle-ci disparut définitivement des cartes à cet endroit là. En effet, l'entonnoir creusé par les quatre bombes dans cette terre meuble était énorme: force fut pour le Viet Minh, de renoncer à réparer la route. Ils l'ont carrément détourné !

L'investissement de la cuvette se poursuit tout doucement. les vieux chibannis, à mille signes imperceptibles, reconnaissent la présence de troupes importantes qui grenouillent la nuit à toucher les barbelés. Mais les patrouilles ne découvrent jamais la moindre preuve tangible de cette présence. Les renseignements sont en plein black out. Il semble prouvé que l'adversaire ait constitué une base arrière d'une importance considérable à Tuan Giao. Aussi une opération d'envergure a-t-elle été déclenchée sur cette localité: tout ce qui volait au Tonkin a décollé pour aller anéantir les dépôts en question. Bombardement fort décevant, s'il en fut. Les bombes sont bien tombées sur les objectifs fixés, mais n'ont pas semblé avoir atteint les stocks de matières inflammables ou explosives que l'on attendait. Sauf cependant pour un Privateer dont le bombardier loupa l'objectif. Ses bombes tombèrent plusieurs centaines de mètres au sud sur quelque chose qui sembla bien être de l'essence, à en juger par l'incendie qui se déclara aussitôt.

8.3. Muong Saï

L'investissement de Dien Bien Phu terminé, les forces Viet Minh poussent une pointe vers le sud jusqu'à Muong Saï, en février 1954.
Les missions des Privateer changent alors un peu: après un passage à Dien Bien Phu pour voir si rien de neuf ne s'y est passé, ils rallient directement Muong Saï. Les moyens de navigation n'ayant pas changé depuis l'année précédente, il leur arrive plusieurs fois d'être obligés de démarrer une recherche en carré pour trouver le poste. Le fait même de commencer cette recherche est un indice favorable pour ce qui est de la paix des troupes au sol. En effet, les soirs d'accrochages, malgré la multitude des feux de brousse, il est facile de repérer de loin les éclats brefs des départs et donc de situer le poste, alors que les nuits calmes, c'est beaucoup plus difficile. Il arriva même à certains Privateer de pratiquer un homing un peu curieux et ne figurant sur aucun document à l'heure actuelle: le guidage à l'oreille par observateur terrestre. Ces derniers entendaient en effet le Privateer tourner autour du poste, au début de sa recherche au carré. Une âme charitable eut alors l'initiative de donner non pas des QDM, mais presque:
"César, je vous entends dans le Sud, le pilote prit aussitôt cap au nord. César, indiqua encore l'observateur, je vous entends maintenant dans le nord est".
C'est ainsi qu'avec trois changements de cap successifs, l'avion arriva de nouveau à la verticale de Muong Saï. De nouveau, car il était déjà passé sans le voir.

Dans l'ensemble, les appuis de Muong Saï n'apprennent rien aux équipages de la 28F qu'ils connaissent déjà. Mais un certain nombre de faits remontant à cette époque laissent leurs témoins songeurs quant aux ruses et aux moyens dont dispose l'adversaire. Dans deux cas au moins, il est prouvé que le Viet Minh connait non seulement nos fréquences VHF (c'est de notoriété publique) mais encore les fréquences HF.

La liaison avec Muong Saï est une liaison HF, généralement mauvaise, même à la verticale.


Bombardement dans la cuvette de Dien Bien Phu

Or, une belle nuit, le Privateer qui effectue la mission est attaqué sur cette fréquence. Il répond aussitôt, et le sol lui désigne un objectif à bombarder par rapport à un feu de brousse caractéristique. La fin de la communication est brutalement interrompue par une voix qui s'écrie: "Fais pas le c..., César. C'est les V.M. qui t'ont contacté".
La liaison Viet Minh est en effet meilleure que la nôtre; le contact avion - sol a été établi plus vite avec eux qu'avec nos troupes, et de plus loin. La parade est improvisée rapidement, mais efficace: deux minutes plus tard, la procédure "argomuche" entre en vigueur.

L'avion qui assure la permanence en deuxième partie de nuit croise son prédécesseur aux environs de Son La. La suite se passe normalement, si ce n'est que le premier avion a oublié de parler de la procédure argomuche à son successeur. Il y eut donc un moment de stupeur à bord lorsque couvrant une voix qui s'exprimait en un français irréprochable, une autre voix se mit à crier:
"César, ici c'est Versailles qui te jacte. Esgourde bien ce que je te bonnis".

Un peu plus tard, l'étreinte autour de Muong Saï se desserra. En contrepartie, les indices d'investissement de Dien Bien Phu deviennent des quasi certitudes. Les bombardement de nuit en appui de Torri Rouge sont de plus en plus fréquent, et se rapprochent également de plus en plus du camp retranché. C'est à l'occasion d'une de ces missions que se produit un autre fait étrange. Tout est parfaitement obscur au sol lorsque Torri Rouge fixe un objectif au Privateer. Aussi, le pilote demande un balisage quelconque pour avoir la verticale. Torri Rouge accuse réception et, aussitôt un projecteur s'allume. Le bombardier ouvre ses trappes et guide l'avion vers le projecteur. Pendant ce temps le pilote annonçe à Torri Rouge qu'il voit parfaitement le balisage et que le bombardement aura lieu deux minutes plus tard. Or, Torri Rouge certifia que ni le P.C. ni aucun des points d'appuis extérieurs n'avaient encore allumé le moindre lumignon.

8.4. La bataille de Dien Bien Phu

La grande offensive Viet Minh se déclenche le 13 mars au soir. La météo, comme il faut s'y attendre, est épouvantable.

En deux nuits, Béatrice et Gabrielle sont enlevés. Les équipages présents au Tonkin volent sans arrêt, et tout ce qui reste de la Flottille à Saïgon rallie Cat Bi en hâte. La participation de la 28F devient presque immédiatement totale, à savoir 6 équipages opérationnels et 7 à 8 avions.

Et c'est le grand cirque qui commence. Dès le début, une DCA intense accueille les avions: les missions de jour se font très vite à au moins 10000 ou 12000 pieds, souvent même vers 14 ou 15000 pieds. Les nuits sont un cauchemar. Les cunimbes couvrent la Haute Région, il est difficile de passer à moins de 13000 pieds. La radio est complètement brouillée par les orages. Mais les Privateer passent toujours, à tel point qu'une sorte de dicton local voit le jour, dicton lancé par les spécialistes des missions de panique par le temps de cochon: les gars du transport, ceux qui se posent tous les jours (ou, pour être précis, toutes les nuits) sur la piste de Dien Bien Phu, encore utilisable.


Au dessus de l'Indochine

A partir du moment où ils estiment la météo impraticable, ils l'illustrent en disant: "Un Privateer ne passerait pas", ce qui constitue un indiscutable titre de noblesse pour la Flottille.

Dès le début de la première attaque, l'artillerie Viet a détruit la gonio et le radiophare. Cette artillerie n'est pas plus prévue au programme que ne l'est la DCA. Il n'y a donc aucun moyen radio de rallier la cuvette. Le simple fait d'avoir le contact en VHF prouve cependant une certaine proximité, le contact n'ayant lieu qu'à environ cinq minutes de vol. Et s'il y a le moindre doute quand à cette verticale, les lueurs des incendies et le scintillement incessant des départs suffisent à faire le lever de doute.

Les objectifs donnés par Torri Rouge sont devenus terriblement proches de nos lignes, surtout pour des bombardements effectués sur vecteur et top à 12000 pieds. 5 kilomètres est un grand maximum, 2 kilomètres est monnaie beaucoup plus courante. Mais chaque fois qu'un avion en fait la remarque, Torri Rouge répond que, de toutes manières, avec ce qu'ils ramassent par ailleurs sur la figure, quelques bombes de plus n'auront pas grosse importance.


Mission de bombardement

Ce premier assaut ne dure que quelques jours, mais il donna dès le début une idée de ce à quoi il fallait s'attendre. L'adversaire dispose d'une artillerie de plus gros calibre que prévu officiellement. Toute la défense du camp retranché a été orientée pour parer à des mortiers et non du 105 ou plus. Ceci est pourtant bien prévisible, étant donné le nombre d'obus de 105 et calibres supérieurs que nous savons être passés par Lao Kay en décembre 53 en particulier. Il n'empêche que dès cette attaque du 13 mars, notre artillerie est pratiquement inopérante. Les tonnes de bombes larguées sur les positions adverses n'ont donc apparemment servi à rien. Il semble bien que, faisant toujours preuve d'une ruse extraordinaire, le Viet Minh a installé toutes ses batteries dans des grottes des montagnes qui cernent la cuvette de toute part. Quant à la DCA, elle fait preuve dès le début d'un mordant et d'une efficacité surprenantes. Jusqu'alors, on n'avait guère eu à faire qu'à des mitraillages de 12,7 et, rarement à du 20 mm. Sur la cuvette, les avions sont accueillis par un feu très nourri d'un calibre certainement supérieur. Par ailleurs, la cadence de tir est bien plus élevée que celle du 40 mm. Il s'agit en réalité du fameux 37 mm qui fera pas mal de dégâts chez nous.

Par une coïncidence - qui doit se renouveler par la suite au point d'en devenir curieuse - cette attaque du 13 mars se déclenche par des conditions météorologiques telles que l'intervention aérienne devient de l'acrobatie. Toutes les attaques du camp retranché eont lieu par des temps à faire marcher les oiseaux . Sur le Delta, le crachin régne en maître incontesté du Ba Vi jusqu'à la mer. Le soir où, en particulier, le lieutenant de vaisseau MENDREVILLE s'est écrasé sur l'île des Merveilles, en baie d'Along, il y avait 100 pieds de plafond à Cat Bi.

Soirée sinistre s'il en est ! Une quinzaine d'avions rentrent de la cuvette. Il faut les faire percer avec l'unique gonio VHF du terrain. La nuit est alors presque faite, le contrôle local a fait braquer vers le ciel les projecteurs des tours de guet dispersées autour du terrain, de manière à marquer par une lueur quelconque la proximité de la piste. D'un autre côté, une équipe placée à l'entrée de la piste en service et la tour elle même tire des grappes de fusées blanches dès qu'un avion amorçe son approche finale, afin de lui matérialiser du mieux possible l'axe de piste. L'obscurité laiteuse vibre, sur une note grave: c'était, ouaté par la brume, le bourdonnement des avions qui orbitent. Un Packet doit même s'y reprendre à trois ou quatre reprises, dans le bruit de fond, on entend un qui devient de plus en plus fort et, une fois ou deux, on aperçoit la silhouette de l'avion en remise de gaz à raser la queue des Privateer. A la fin, excédé, et bien qu'étant encore à côté de la piste, le Tigre Volant fait une audacieuse baïonnette et parvient à bien terminer un atterrissage pourtant fort mal commencé. ce même soir, un Privateer en panne totale de VHF fait une percée entièrement en graphie, comme au bon vieux temps.


En patrouille

Et il faut que ce soir précisément ce soir là que Torri Rouge demande à une patrouille de l'Arromanches de prolonger un peu sa présence sur sa cuvette. Il aurait évidemment été prudent, de la part du chef de patrouille, de refuser, mais il n'est pas question, pour un équipage de l'Aéronavale, de refuser quoi que ce soit aux assiégés.

Lorsque cette patrouille revient vers le Delta, elle demande d'abord l'autorisation de se poser à Hanoï. Le contrôle le lui refuse cause météo: 200 ou 300 pieds de plafond. Ce que le contrôle ne sait pas encore, c'est que ce plafond n'est plus que de 100 pieds à Cat Bi et nul sur l'Arromanches. Deux Privateer au moins peuvent suivre jusqu'à la fin les échanges de messages qui ont eu lieu entre cette patrouille et le sol.

Haïphong ne peut leur donner priorité à l'atterrissage: il y a des gens diablement pressés de des poser. Alors la patrouille tente de regagner l'Arromanches. Le plafond y est absolument nul. Le leader en rend compte à Haïphong et signale une autonomie restante d'une demi-heure. La dernière communication de MENDREVILLE - fort bien entendue par les deux Privateer - a lieu lorsqu'il croit voir le phare de Do Son. Puis plus rien. En fait, se retrouvant soudain de nouveau à 100%, il remet les gaz avec son équipier, l'un virant légèrement sur la droite et l'autre à gauche. C'est au cours de cette remise de gaz que, en montée, le lieutenant de vaisseau MENDREVILLE percute l'île des Merveilles, tout près de son sommet. Quant à l'équipier, il réussit à rejoindre une autre patrouille de l'Arromanches qui commençe sa percée. Cette percée de nuit, en formation serrée et avec trente mètres de plafond plonge d'ailleurs les chasseurs de l'Armée de l'Air dans une profonde admiration.

Les Privateer et l'aviation embarquée sur l'Arromanches ont très vite les faveurs des troupes au sol, faveurs qu'ils partagent avec les gars du transport. Ceux-ci (qui payèrent d'ailleurs un lourd tribut à la bataille) ne veulent bientôt plus décoller s'ils n'a pas une protection anti DCA assurée par l'aviation embarquée. On sait ce que cela coûta à l'Arromanches.


" Torri Rouge de César Trois; - Salut, César, comment ça va depuis cette nuit ? ".

Quant aux Privateer, leur faveur provint de ce qu'ils sont toujours là quand il le fallait, et qu'ils restent tout le temps qu'on leur demande de rester, sans jamais se découvrir soudain une avarie providentielle (magnéto ou huile) pour s'esquiver rapidement au moment où la DCA commençe à s'animer. Ils ont d'ailleurs droit à une procédure particulière dès les premiers jours.
Le strict dialogue:
" - Torri Rouge de Martini Bleu; - Martini Bleu de Torri Rouge, cinq cinq "
devient pour eux:
" Torri Rouge de César Trois; - Salut, César, comment ça va depuis cette nuit ? ".

Le rythme des missions démarré le 13 mars se maintiendra jusqu'à la fin. Quelques chiffres en sont la preuve: à 6 équipages, la 28F assure 164 missions en 630 heures au mois de mars, soit une moyenne de 27 sorties et 105 heures de vol par équipage. Au mois d'avril, le nombre de sorties est de 176 missions en 673 heures, soit 29 missions en 112 heures par équipages. Certains équipages établissent de la sorte des performances peu courantes: un d'entre eux effectue trois missions la même nuit, en 9 heures 30; un autre sur 24 heures de temps, effectue quatre missions en 13 heures de vol, dont deux missions de nuit; un troisième enfin effectue, toujours en 24 heures (et même un peu moins) 3 missions en 18 heures de vol.

Toutes proportions gardées, la DCA occasionne pas mal de dégâts. Elle battra en tout plus d'une cinquantaine d'avions durant le siège, ce qui fait un peu plus d'un par jour. Etant donné l'importance du parc aérien au départ, ces vides sont très sensibles. Les missions les plus spectaculaires de la 28F sont celles appelées " les crépusculaires ", sans doute parce qu'au crépuscule, la silhouette des appareils découpe parfaitement sur le ciel et que dans l'obscurité sous jascente, les départs et la trajectoire multicolore des traceuses se voient bien mieux qu'en plein jour. Torri Rouge - qui avait pourtant bien d'autres chats à fouetter, et qui envoie d'autres tous les jours - ne peut s'empêcher, plusieurs fois, d'attirer l'attention d'un César en passe de bombardement sur la façon particulièrement dangereuse dont il est pris à parti par la DCA. En général, l'équipage n'a pas besoin qu'on le lui signale ! A 13 ou 14000 pieds, ils ont tous l'occasion de voir les grappes rouges des 37 mm monter tout doucement, semble-il, et suivant une trajectoire un peu hésitante - et friser les moustaches de l'avion pour aller exploser encore bien plus haut, tandis que, sous l'appareil - et souvent bien trop près, de l'avis général des flocons noirs ou gris balisent la route suivie. Les gens s'en aperçoivent même si bien que pour obtenir la paix à bord, une règle a été adoptée dans la plupart des équipages: le silence est de rigueur dès que l'avion arrive près de la cuvette. Seuls ceux qui ont quelque chose à dire concernant la mission ont le droit à la parole. Et, au cours des passes de bombardement, seuls le bombardier et le pilote au manche ont droit à la parole. En effet, au cours des premières missions, certaines passes ont été manquées par la faute de bavard impénitents, qui se sont crus obligés de signaler, avec commentaires à l'appui, tous les projectiles qui encadrent l'appareil. Or, sur la cuvette, recommencer une passe sur un même objectif est la dernière des choses à faire.


....

Ce silence fut rompu une fois par un mitrailleur de queue. Au beau milieu d'un run, au cours d'une crépusculaire particulièrement bien soignée, avec le grand jeu des traceurs et "Père, gardez vous à droite, père, gardez vous à gauche de Torri Rouge", une voix d'un calme olympien s'éleva dans le téléphone de bord et dit: "Ben m.... (ince) alors ! vous irez chercher ça dans le civil !".

Malgré de nombreuses interventions de la 28F, et sans doute des groupes de bombardement de l'Armée de l'Air , la procédure de désignation d'objectif ne fut jamais changée. Cette procédure, la plus dangereuse qui soit puisque l'ennemi assure une écoute permanente de nos fréquences VHF, consiste à annoncer obligatoirement à Torri Rouge les différents éléments de la mission reçus au briefing ou calculés par l'équipage: chaque avion annonce son objectif désigné en coordonnées UTM, donc sans le moindre mystère pour les V.M., l'altitude à laquelle il va effectuer son bombardement ainsi que le point initial du run et le cap d'attaque. Ce luxe de détails a du faciliter considérablement le travail des artilleurs d'en face.

Le 12 avril, un peu avant midi, le 28F 4 (chef de bord: EV1 MANFANOVSKY) est abattu. Pendant qu'un premier Privateer bombarde à 9000 pieds, sous une couche continue, le 28F 4 orbite à 13 ou 14000 pieds. Lorsque le premier appareil a terminé, il le signale à Torri Rouge. Le 28F 4 semble hésiter, disant qu'il se trouve très bien à 14000 pieds. Puis, il se décide à descendre. A peine a-t-il percé, entre 8 et 10000 pieds sol, qu'il est très violemment pris à partie par la DCA et presque immédiatement touché dans une aile. Il embarque à gauche, se déleste de quelques bombes, amorçe une spirale vers le sol, spirale qui semble être stoppée par le pilote, repart de l'autre bord et s'écrase finalement au nord ouest de l'ex point d'appui Anne Marie. Le sol aurait observé trois parachutes dont au moins un en torche. En tout cas, personne ne revint jamais.


Les débris du 28F 4

Les assauts Viet Minh se succédent sur la cuvette, suivis de période de calme relatif. Ces assauts se déclenchent toujours tard dans la soirée et, comme on l'a déjà dit, les jours où la météo est la plus mauvaise possible. Cette coïncidence n'en n'est en réalité pas une: alors que nous ne disposons, pour établir nos prévisions que des émissions de réseaux d'informations normaux, nous donnant la situation en Indochine, à Hong Kong et Singapour, l'ennemi, lui, a le loisir de préparer ses coups en tenant compte de tous nos renseignements et, en plus, de ceux en provenance de Chine: cesont (et de loin) les plus importants.
Rien d'étonnant, par conséquent, que les prévisions qu'ils en tirent concordent chaque fois concordé avec le plan d'attaque.

Pour les volants, le fait même de savoir que sur la cuvette, il y a de beaux cunimbes laissant prévoir une attaque pour la nuit à venir. Etant donné la saison déjà bien avancée, ces cunimbes sont d'une virulence extraordinaire. Seul, le givrage est épargné. Le spectacle des aigrettes violettes qui s'allument au bout des pointes dépassant l'avion est bientôt d'un classicisme sans nouveauté. La glace du poste bombardier s'orne alors de petites stries lumineuses que plus d'un bombardier, au début, a pris pour du givre mis en évidence par les lampes à ultraviolets du poste avant. Le cercle des hélices, lui aussi, s'illumine. Le spectacle en vaut d'ailleurs la peine: un petit point brillant, violet, apparait d'abord sur un extérieur, à peu près au point supérieur de la trajectoire de l'hélice. Puis ce point augmente, devient tâche et peu à peu, se répartit sur tout le pourtour du cercle décrit par les pales. Pendant ce temps, une autre hélice est illuminée à son tour et en quelques minutes, les quatre cercles sont parfaitement visibles dans la nuit. Tout cela de termine généralement par une énorme décharge. L'avion disparait dans un grand éclair accompagné d'un bruit terrible pour les oreilles dans les circuits du téléphone de bord et de la VHF. Et il n'est évidemment pas question de passer au-dessus, ces cunimbes montent facilement à 25000 ou 30000 pieds.
Un Privateer dut faire précipitamment demi tour une de ces nuits là: à 14000 pieds, pleins pots sur les quatre moteurs, le pilote s'est retrouvé incliné à au moins 45 degrés, le manche à fond de l'autre côté, et en descente à plus de 2000 pieds par minute. Il ne put que larguer précipitamment ses bombes, faire demi tour en même temps et regagner la base au plus vite. Sur une C-47 de transport, le second pilote fut pratiquement tué par des grêlons qui défoncèrent le pare brise.

Dans de telles conditions, le fait de se rendre sur la cuvette était déjà un exploit. Mais ce n'était pas tout: encore fallait-il y bombarder. Le fait que les troupes au sol, par la voix de Torri Rouge, avaient déclaré à chacune de ces attaques qu'étant donné ce qu'ils ramassaient par ailleurs, ce n'étaient pas quelques chargements de bombes qui y changeraient grand chose. Mais cela n'empêchait pas les équipages de rechercher par tous les moyens possibles de ne pas tuer d'amis.


Bombardements de la piste de Dien Bien Phu

Aucun Privateer n'a jamais bombardé nos troupes, mais c'est un miracle étant donné les conditions de travail. Il y a cependant deux chaudes alertes, une nuit aux alentours du 30 avril. Cela débute par un Privateer larguant ses douze 500 livres tout à fait en bordure sud du camp, ce qui a fait pas mal de bruit. Quand au second, il attaque la même nuit, mais vers quatre heures du matin: ses douze 500 livres VT explosent entre les barbelés des quatre coins du point d'appui d'Hugette. La déflagration ayant démoli les antennes, Torri Rouge est resté muet pendant une bonne heure; ce fut une heure d'angoisse. Dès qu'il retrouva sa voix, Torri annonça qu'il n'y avait pas de dégâts, mais que c'était passé rudement près et qu'il n'aurait jamais cru que cela ait pu faire un tel vacarme.

La brume sèche, augmentée par la poussière soulevée par les bombardements de toute sorte qui se concentrent dans un si petit périmètre, vient très vite compliquer la situation. En effet, la visibilité verticale restant correcte, l'horizontale descend à moins de deux ou trois kilomètres. Toute visée au Norden étant devenue de ce fait impossible, les bombardements, même de jour, se font sur vecteur et top. Ceci a au moins l'avantage de permettre de vérifier que, bien menée, cette procédure n'est pas mauvaise.

La situation des assiégés devient rapidement intenable. Torri Rouge n'en fait pas un mystère. Le général BIGEARD et son bataillon de parachutistes, après un séjour à Cat Bi (séjour au cours duquel il a fait excellent ménage avec la 28F, si l'on juge par le nombre de ses célèbres casquettes qu'il laissa en gage d'amitié), BIGEARD donc, est parachuté dans la cuvette. D'après les briefings du GATAC, dès son arrivée, il a tenté une sortie qui a fait pas mal de dégâts chez les Viets. Mais cette sortie reste isolée. Il faut du monde, toujours du monde et de plus en plus: on en arrive à racler tous les fonds de tiroirs de Hanoï à Haïphong, pour les lancer dans l'enfer de la cuvette. Ils parviennent à destination dans une proportion voisine de 20%.

De jour en jour, l'observation aérienne permet de constater la progression constante et tentaculaire d'un réseau de chenilles - les tranchées Viets - qui étrangle le P.C. Nord et Isabelle. Les incessants bombardements de notre aviation ne manquent pas d'efficacité, mais il n'y a vraiment pas assez d'avions ni d'équipages.

En un premier temps, au début de l'année, il a été sérieusement envisagé de faire passer la 28F sur B 29, ce qui aurait eu l'avantage d'augmenter énormément la charge utile de bombes par vol. Cependant, de discussion en discussion, on en arrive eu 13 mars: il es trop tard.
La 24F, bien qu'armée d'urgence, l'est tout de même trop tard: elle commence à peine son entraînement lorsque Dien Bien Phu tombe. Or, les cinq équipages de la 28F qui restent après la perte du 28F4 représentent à eux seuls tout le bombardement lourd en Indochine. Les B-26 ne sont pas du tout adaptées à ce travail. Trop légers, amenant trop peu de bombes, très mal équipés - pour ne pas dire pas du tout - pour le vol de nuit, ils ont assez vite tenté de retirer leur épingle du jeu.


Equipage au retour de mission

L'Amiral AUBOYNNEAU, venu visiter la flottille au début du mois d'avril, ne peut cacher son émotion devant le rythme forcené que mènent les équipages et les équipes au sol. Sans ces dernières, l'étonnante disponibilité opérationnelle de la Flottille n'aurait jamais pu être maintenue (6 avions sur 6 en permanence disponibles à Cat Bi, sur un total de 8 appareils à la 28F).
Dès son arrivée, deux appareils rentrent de mission. Interrogeant les équipages, il demande à un des navigateurs combien d'heures il a fait d'heures de vol au mois de mars. Celui-ci lui répond qu'il n'en sait plus trop rien: 130 ou 140 heures sans doute. Il s'agit de Ruello-Kermelin, le navigateur de Manfanovsky; il ne lui reste plus que quelques jours à vivre.

Après avoir interrogé de la sorte plusieurs membres des deux équipages, l'Amiral s'éloigne avec le commandant de la 28F, profondément ému, lui disant: "je n'aurais jamais cru cela possible".

Et la flottille tourne du 13 mars jusqu'en juin à la limite du possible. Lorsqu'un avion rentre au parking, 45 minutes plus tard montre en main, il est paré à repartir, bombe chargées, pleins d'huile et de carburant effectués. Et, de fait, il repart plus d'une fois au bout de ce délai avec le même équipage.

Un équipage spécial (celui du ferry-pilote) assure les liaisons avec Saïgon: il y amène les avions en visite et en remonte ceux qui en sortent. Il lui arrive fréquement de faire deux convoyages dans la même journée.

Quant à Tan Son Nhut, le service 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 a été adopté une fois pour toute. Il n'est absolument ni rare, ni anormal de voir, vers deux heures ou trois heures du matin, un matelot d'une équipe de visite déposer ses clous, prendre une mitrailleuse et monter ses deux heures de quart avant de repasser son arme à son successeur, et retourner à sa visite. Quand il n'en peut plus, il s'en va dormir.


Retour de mission

Gênés par les bombardements incessants qu'ils subissent, les assaillants de la cuvette s'enterrent de plus en plus. Aussi l'usage des bombes à retardement se généralise assez vite. Puis vint l'expérimentation des "Lasy Dog", expérimentation étrennée par la 28F. Ces bombes à fléchettes nécessitent, pour fonctionner correctement, d'être larguées à au moins 15000 pieds sol. Les objectifs se situant aux alentours de 2000 pieds, par conséquent toutes ses missions s'effectuent entre 17 et 20000 pieds. Alors qu'au mois de février encore, certains sont persuadés que le plafond pratique du Privateer est de 14 ou 15000 pieds à tout casser !

La dernière communication de Torri Rouge :

"A 17 heures 30 nous faisons tout sauter. les Viets sont à côté. Au revoir à nos familles ... .... Adieu César...." provoque une impression terrible.
Au sol, ce soir du 7 mai, les équipages ne trouvent plus qu'un vide immense. Finies les passes de bombardements au milieu des éclatements de la DCA, les évasives, les cunimbes de nuit et les aigrettes violettes dont ils ornent les avions - les percées sur Cat Bi, où 300 pieds de plafond est qualifié de temps de curé - les alertes continuelles, les copains de l'Armée de l'Air ou du bateau plat qui y étaient restés.
Tout cela pour en arriver à ce petit message de Torri Rouge:

" Adieu César "


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